Sidi Bouzid espère une seconde révolution

Written by on 15 mars 2012 in Travailler - No comments

Dans la ville où est née la Révolution, le 17 décembre 2010, le chômage n’a cessé d’augmenter. La population semble désabusée et attend d’autres changements.

Les stigmates de la Révolution sont ici encore bien présentes. (Photo CFJ / M.C.)

«Rien n’a changé, seulement le président », rigole Ibrahim avec un air triste. Ce jeune homme de 25 ans vient de se faire licencier du centre d’appel où il travaillait depuis deux mois : « Je vais chercher un nouveau travail dès demain, soit sur un chantier, soit dans un restaurant. » Ibrahim n’est pas un cas isolé à Sidi Bouzid, cette ville située au centre de la Tunisie, épicentre de la Révolution. Tous les jours, des rassemblements spontanés contre le chômage ont lieu devant le gouvernorat, là même où un chômeur de 26 ans nommé Mohamed Bouazizi s’est immolé le 17 décembre 2010, point de départ de la contestation qui conduira à la fuite des Ben Ali le 14 janvier suivant.

Rassemblement spontané contre le chômage devant le gouvernorat à Sidi Bouzid. (Photo CFJ / M.C.)

Ce lundi matin, ils sont une petite centaine à s’attrouper devant les grilles du bâtiment jauni par le soleil. « Nous voulons voir le gouverneur pour lui demander du travail », soupire Samir, une quarantaine d’années. Blessé pendant la Révolution, il a désormais une carte d’handicapé et reçoit de la part de l’Etat 70 dinars (35 euros) par mois : « Ce n’est pas assez pour nourrir ma famille. Je dois trouver un vrai travail. » Même cas de figure pour Foued Amami, 33 ans, au chômage depuis trois ans. « Je vis dans la rue avec ma femme et notre bébé d’un an et demi. Je n’ai plus d’argent pour finir la construction de notre maison. C’est au moins la trentième fois que je viens pour tenter de voir le gouverneur, mais il ne me reçoit pas. » Comme tous les autres, il est prêt à travailler « dans n’importe quoi ».

« Il faut maintenir l’ordre public »

La foule se fait plus pressante contre les grilles, les gens tendent leur carte d’identité aux militaires et policiers, présents à l’entrée. Rien n’y fait. « Le gouverneur reçoit les citoyens le mardi et le jeudi matin, explique le sergent-chef Abderahmen. Le calendrier doit être respecté. » Pour Melliti Samir, le chef de la police de Sidi Bouzid, « il faut maintenir l’ordre public, et encadrer les agents, afin qu’ils n’utilisent pas la force. » Il a conscience qu’il suffira d’une petite étincelle pour remettre le feu  à la ville.

Et pour cause. Depuis la Révolution, le chômage a encore augmenté dans ce gourvernorat de 406 000 habitants, déjà durement touché par la précarité. En décembre 2010, le bureau de l’emploi avait déjà enregistré 2000 demandes non satisfaites, 15 000 fin février 2012 : « Cette hausse est simplement liée au fait que les gens ont pris conscience de l’utilité du bureau de l’emploi avec la Révolution », tente de relativiser Tarek Ftiti, directeur régional de la formation, de la profession et de l’emploi. Pourtant, devant les panneaux où sont affichées les propositions de travail, tous semblent déçus : « Le bureau ne propose rien de plus que les mêmes offres qu’on peut lire sur Internet », se lamente Karima Brahmi, une jeune femme, âgée de 33 ans, au chômage depuis sept ans.

Samir, blessé de la Révolution et chômeur, sa carte d'handicapé à la main. (Photo CFJ / M.C.)

« Il y a trois fois plus de chômeurs à Sidi Bouzid que le nombre d’inscrits au bureau de l’emploi », reconnaît le responsable du lieu, Hamed Hafssaoui. Les chômeurs diplômés y sont passés de 8 200 avant la Révolution à 10 500 aujourd’hui. Le taux de chômage dans cette ville atteint les 42 %. Il est évalué à 18,5 % au national.

« Le gouvernement est concentré sur les élections qui arrivent. Il ne s’occupe pas du reste, et notamment pas du chômage », analyse Mustapha Toumi, président d’une association civique Amal (« Espoir »), qui essaie de lutter contre le chômage et la paupérisation dans sa ville natale. Les causes de la hausse du chômage sont pour lui principalement liées à des obstacles judiciaires : « Les lois tunisiennes édictées sous Ben Ali n’ont toujours pas été modifiées. Il est toujours interdit aux personnes de plus de 45 ans de travailler dans le domaine étatique par exemple. » Il évoque aussi les lois bancaires, et la difficulté d’obtenir des crédits : « Il faut autofinancer le projet à hauteur de 10%, or les jeunes Tunisiens n’ont pas cet argent de côté. » Enfin, les zones agricoles, inconstructibles, ne favorisent pas l’installation d’entreprises.

« La Révolution nous a seulement donné la liberté de parler »

« Notre priorité, c’est d’industrialiser la région pour lutter contre le chômage, assure Neji Mohamed Mansouri, le gouverneur de Sidi Bouzid, en place depuis quinze jours. On essaye de trouver les investisseurs et les terrains vendables, de préparer les dossiers, de faciliter les procédures. » Ce petit homme moustachu, originaire de Monastir, est optimiste : « Actuellement, j’ai deux projets en cours d’installation : une usine de lait Delice Danone, et une usine de fabrication de câbles de voitures Leoni, qui ouvriront d’ici deux ans. »

En attendant, les Sidi Bouzidiens, surtout les jeunes, font passer le temps en se retrouvant dans des cafés. Ils y refont le monde. « Avant la Révolution, on ne parlait que de sport, maintenant on discute de sport et de politique », lance dans un grand éclat de rire Farouk, l’un des célèbres bloggeurs de la ville. « La Révolution nous a seulement donné la liberté de parler, de s’exprimer sans  peur », l’interrompt Ali, 20 ans, qui veut arrêter ses études parce qu’il sait qu’elles ne lui apporteront aucun travail.

Les jeunes Sidi Bouzidiens espèrent une deuxième révolution. (Photo CFJ / M.C.)

La désillusion se lit sur beaucoup de visages à Sidi Bouzid : « Le programme Amal endort les gens », s’emporte Ibrahim. Mis en place par le gouvernement trois mois après la chute de Ben Ali, il propose 200 dinars (100 euros) à environ 160 000 diplômés du supérieur au chômage depuis au moins six mois, en contrepartie d’un travail d’utilité public, plus ou moins effectif. « Cette solution du gouvernement est un obstacle, renchérit Mustapha Toumi, le président de l’association Amal. Au lieu de donner 200 dinars, ils feraient mieux de s’en servir pour aider et créer de nouveaux projets. » Pour lui, comme pour beaucoup de Sidi Bouzidiens, une deuxième révolution doit avoir lieu : « Celle de l’esprit qui permettra la création d’emplois. »

Marine COURTADE, à Sidi Bouzid

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