Depuis quelques mois, Zarzis, au sud-est de la Tunisie, voit revenir ses jeunes. Ils étaient partis pleins d’espoir vers la France après le 14 janvier 2011. Carrefour tunisien de la migration clandestine, la ville prend désormais le visage de la désillusion. Enquête sur la fin d’un mythe.
« Je me souviens du froid. J’ai dormi deux mois dehors au Parc de la Villette (XIXe Arrondissement de Paris). Même si je suis parti avec d’autres Zarzisois, sur place c’est chacun pour soi. Personne ne m’a aidé : je n’avais ni famille, ni amis, ni travail. En plus, je ne parle pas le français. » Parti le 12 février 2011, Aniss, 31 ans, garde un souvenir amer de ses deux mois passés en France. Son visage, marqué par la vie, contraste avec son gabarit de collégien, dans un gilet de serveur noir et doré trop évasé pour lui. « Quand on m’a proposé de partir pour 3 000 dinars (1 500 €), je n’ai pas hésité, même à 78 dans un bateau de 14 mètres. » En quelques jours, Lampedusa, Vintimille, Lyon, puis Paris. « La réalité est tellement différente de ce que j’imaginais. Paris (prononcer ‘Bariss’), ce n’est pas l’Eldorado », reconnaît le plongeur.
Comme Aniss, 22 000 tunisiens ont choisi de passer clandestinement de l’autre côté de la Méditerranée après la chute de Ben Ali. Un tiers d’entre eux ont embarqué, au péril de leur vie, dans les bateaux du port de Zarzis. Des locaux mais également des jeunes de toute la Tunisie. Une affluence spontanée qu’explique Tahar, pêcheur à Zarzis depuis 45 ans. « Nous avons les meilleurs marins du pays. On venait même de Libye pour nous demander la route vers la France et l’Italie. »
« 70% disent ne plus vouloir retourner en France »
Fayçal Dchicha, président de l’ADDCI (Association pour le Développement Durable et la Coopération Internationale) s’occupe des migrants tunisiens à Zarzis depuis la Révolution, en partenariat avec l’OIM (Organisation Internationale pour la Migration). Son bureau « bordélique » témoigne de la lourdeur de sa tâche. « Le premier bateau est parti de Zarzis. Puis dix, puis cent… Dans la foulée, on a créé le Centre d’information et d’accompagnement de migrants (CIAM), sous l’égide de l’ONU », se souvient-il. Depuis mai, près de 1500 des migrants Zarzisois sont de retour au pays. L’association a mené une enquête, encore non publiée, auprès de 558 d’entre eux, pour cerner leurs motivations. « Outre les raisons économiques, de chômage, qui sont évidentes, il y a des facteurs profonds : 99% des Zarzisois ont de la famille en France. Quand ces gens viennent ici l’été, ils flambent avec des voitures neuves, de l’argent, des vêtements. Ils n’hésitent pas à raconter des histoires pour se faire mousser. De plus, sous l’ancien régime, ils ont bénéficié d’un statut particulier : tout leur était permis car ils amenaient des devises en Tunisie. La société portait un regard spécial sur eux. La jalousie et l’envie engendrées expliquent ces départs. Mais, aujourd’hui, 70% de nos enquêtés disent ne plus vouloir retourner en France. »
Habib, 28 ans, barbe noire fournie et sweat à capuche, a connu cette déception. Parti en « harraga » (clandestin) début février 2011 pour 3 000 dinars (1500 €), il est revenu de son périple européen sept mois plus tard. « Italie, Allemagne, Suisse et France. J’ai de la famille à Villiers-sur-Marne (94), mais je voulais avant tout visiter l’Europe. On m’a toujours vanté ces pays, la qualité de vie etc., alors j’ai voulu vérifier par moi-même, insiste-t-il. J’aurais pu travailler et me loger à Paris, mais la culture et la population m’ont déçu. Ce n’est pas ce que je m’attendais à voir. » Aujourd’hui, Habib a fait l’acquisition d’une barque et d’un filet pour devenir pêcheur à Zarzis, et « déconseille à tout tunisien d’aller en France ».
Pour sensibiliser les plus jeunes à cette réalité souvent idéalisée, Fayçal Dchicha, via l’ADDCI a commandé, début mars, un documentaire retraçant l’expérience des migrants. Le but : décourager les potentiels harragas. Ainsi, devant la caméra de Khalsi Khalfallah, célèbre réalisateur tunisien, les ex-clandestins rejouent leur propre rôle dans des scènes de départ, ou de vie à Paris.
« On les parquait dans des camions réfrigérés »
Ces scènes, Kamel Romda, président du syndicat des pêcheurs à Zarzis, les a vraiment vécues. Cigarette aux lèvres, il raconte : « Selon leur taille, les bateaux pouvaient emmener 70, 200 ou 800 personnes. Sur les plus petits, on emmenait le strict minimum : trois bidons d’eau, du pain, du fromage. Le tout pour un minimum de 26 heures de trajet ! Systématiquement, ils naviguaient en surcharge, et les bateaux immergeaient aux trois quarts. A la moindre vague, ils risquaient de se renverser. Par chance, les mois de janvier et février 2011, la mer a été particulièrement calme. Ca aurait pu être un drame. Sortis du port, direction l’ouest vers Lampedusa en Italie ». Fayçal Dchicha, lui, revient sur la logistique qui entourait ces départs, la nuit. « Une fois que les migrants avaient payé, on les parquait dans des maisons louées pour l’occasion, des champs d’oliviers en périphérie ou, selon les passeurs, dans des camions réfrigérés destinés au transport de poissons. C’était inhumain. Cela a créé beaucoup de tensions, c’est pour ça que l’armée a du réguler elle-même ces départs, pour éviter le chaos. Si quelqu’un n’avait pas payé, les militaires l’écartaient. »

A gauche, un bateau qui pouvait transporter 800 clandestins. A droite, seulement 80... (Photos CFJ / F.B.)
Malgré cette organisation huilée, la traversée a tourné au cauchemar pour certains. Najette, 38 ans, demeure l’une des rares femmes à avoir tenté sa chance en bateau. « J’ai cru mourir ! En pleine mer, le bateau est tombé en panne de carburant, avant de couler. J’ai flotté trois jours avant que les gardes-côtes ne viennent nous repêcher », s’indigne-t-elle, emmitouflée dans un épais gilet gris, assorti à son bonnet. Célibataire et sans emploi, elle se voyait déjà auprès de sa sœur à Paris lorsqu’en Janvier 2011, après avoir contracté de nombreux prêts, elle paie 1500 dinars (750 €) pour son ticket. « J’en veux au passeur, il a gâché mon rêve. A cause de lui, je traîne encore à Zarzis, sans avenir. Déjà que la traversée est mal vue pour une femme… Maintenant, il pourrit en prison, et je ne récupérerai jamais mon argent. »
« Un bénéfice net de 50 000 euros par bateau »
Ce passeur fait office d’exception à Zarzis, où l’omerta règne autour des organisateurs de ces voyages clandestins. Très peu ont été inquiétés, et pour cause : il s’agit souvent de grandes entreprises qui « pèsent ». L’exemple de la société Ben Kalia, créée en 1990, reflète cette réalité. L’entreprise d’export de produits maritimes s’est muée en véritable chef d’orchestre de la migration illégale dès le 14 janvier. Fayçal Dchicha, président de l’ADDCI explique : « Les mountafiri sawara (les profiteurs), de véritables hommes d’affaires, ont brassé des sommes énormes en exploitant la misère humaine. Leur organisation est rodée : des rabatteurs sillonnaient les régions en voiture à la recherche de jeunes sur le départ. Ils achetaient des bateaux spécialement pour l’occasion, et il suffit de faire un calcul simple : le chalutier coûte 40 000 dinars (20 000€), le bénéfice net atteint 100 000 dinars (50 000€) par bateau. A part eux, qui détient assez de cash pour acheter des bateaux à tour de bras ? »
Fatma*, jeune travailleuse à la chaîne pour Ben Kalia sur le port, témoigne : « Des tunisiens venus de tout le pays faisaient la queue devant l’entreprise. On voulait partir grâce au « patron » ; tout le monde sait ce qu’il fait. Environ 25 bateaux Ben Kalia ont pris le large, et la société stockait les migrants dans ses camions réfrigérés. La police ne l’arrête pas car il a des relations. Personne ne peut le faire tomber. » Contactée à de nombreuses reprises, Ben Kalia n’a pas souhaité répondre à nos questions.

L'entreprise Ben Kalia, stockait les clandestins dans ses camions refrigérés. (Photos CFJ / F.B., S.A.)
Des particuliers ont également profité de l’occasion pour vendre leurs bateaux. « Ce ne sont pas des voyous, mais des pêcheurs qui ont vu l’occasion de rembourser leurs traites, regrette Kamel Romda, le président du syndicat des pêcheurs. Mais, à nos yeux, un bon pêcheur ne vend pas son bateau ! Du coup, on leur interdit d’en acheter un nouveau grâce à leur plus-value. Si c’est pour le revendre à la première occasion… La pêche, ce n’est pas du business », insiste le marin.
Sami, 27 ans, a profité de la désorganisation générale pour partir en bateau le 16 janvier 2011. « En fait, je n’avais pas besoin de partir clandestinement : ma femme est Française, je peux y aller n’importe quand en avion. J’ai juste accompagné mon frère de 18 ans, qui partait par la mer : je ne voulais pas le laisser tout seul. Et puis, je n’ai rien payé pour la traversée, je connais bien le passeur. Une bonne occasion de faire du tourisme low cost à Paris… Les militaires tunisiens ont très bien géré le départ depuis Zarzis. Nous étions le deuxième bateau à accoster en Italie et nous avions des tickets de rationnement de 3,50€. » Il ne sait pas encore si son frère rentrera bientôt en Tunisie. « Comme beaucoup de jeunes, il voulait voir par lui-même ce qu’était l’Europe. Dans sa tête, ce n’était qu’une série de concepts : liberté, argent, bonheur… », sourit-il.
« Préparer la réinsertion des jeunes »
Selon les autorités, ce trafic serait désormais contenu. Les militaires qui chapeautaient hier les départs clandestins luttent aujourd’hui contre cette migration. L’armée, qui n’a pas souhaité s’exprimer à ce sujet, représente quasiment l’intégralité des forces de surveillance. La garde nationale patrouille en bateau « quand la mer est calme ». Sur le port commercial, trois autres navires de la marine stationnent. En sus, un imposant pick-up noir sillonne le port, quatre militaires à son bord. On ne voit qu’eux. Pourtant, la police doit théoriquement se charger de la surveillance. « Eux, ils ferment le week-end, comme si les harragas ne passent qu’en semaine ! », s’insurge Kamel Romda, marin syndiqué. La troisième force qui gère le port, l’APIP (Agence des Ports et des Installations de Pêche), semble transparente. Censée patrouiller 24h/24 et 7j/7, leur agent n’est que rarement sur place. La minuscule salle de garde, au pied d’une tour, est surmontée par un poste militaire…
« Je préfère rester pauvre chez moi que devenir SDF à Paris »
Plus que l’arrêt des départs, c’est la gestion des retours qui préoccupe Fayçal Dchicha, responsable du CICM (Centre d’Information et d’Accompagnement des Migrants). « Avec l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, en plus de la célèbre prime de retour de 300€, nous préparons des projets de réinsertion pour les jeunes, qui peuvent recevoir jusqu’à 5 000€ de subvention. 15 tunisiens ont déjà vu leur projet validé, et deviennent soudeur, menuisier, boucher… »
Saber, tôlier, est l’un d’eux. Parti début février 2011 pour 2000 dinars (1 000€), l’absence de perspective économique à Paris l’a ramené à Zarzis en juillet dernier. « J’ai vendu tout le matériel de mon garage pour acheter mon billet. Grâce à l’aide de l’association, je peux tout racheter et rouvrir mon affaire. Une nouvelle vie commence. Je n’attends plus que l’autorisation pour l’import de gaz. » Bien qu’il ait abandonné ses rêves de fortune, Saber « préfère rester pauvre chez [lui] que devenir SDF à Paris. » Son père, de passage pour féliciter ce nouveau départ, rappelle le rôle que tiennent les « anciens » : « Nous parlons aux jeunes qui rêvent de France, et leur disons qu’ils se trompent d’objectif. Tous les parents comme moi se réunissent, vont dans les cafés où les jeunes rôdent, pour les décourager ! »
Pourtant, même si la désillusion se diffuse, l’envie d’ailleurs persiste chez la jeunesse. Un chômage qui atteint officiellement 20% de la population, un tourisme en berne, et les fruits d’une Révolution qui tardent à pousser, alimentent encore l’imaginaire des jeunes Zarzisois.
Bechir, 21 ans, a pris le bateau avec 180 personnes, fin janvier. Pourtant, il n’a pas atteint son but : rallier Paris. « On a coulé près de Lampedusa. La flotte italienne nous a emmené en centre de rétention, puis laissé à l’abandon pendant plusieurs mois, entre Cintro et Bari. » Là, Bechir se confronte au racisme : « Lorsque j’entrais dans un bus, les Italiens se cachaient le visage pour signifier que je sentais mauvais. Ou bien, si je tenais une barre, ils mettaient des gants pour la tenir. J’ai été choqué, je suis rentré en Tunisie. » Mais, comme d’autres, le jeune homme n’a pas renoncé à son rêve : « Vivre à Paris, je ne pense qu’à ça tous les jours. »
Shahzad ABDUL (avec Félix BARRÈS)
* Le prénom a été changé.
2 Comments on "A Zarzis, le rêve brisé des migrants"
Super article ! Je savai pas pour l’armée !
Du grand reportage!!! j’espère pour vous Shahzad ABDUL que vous serez journaliste a Le Monde ou libé