Colle à bois, diluant, cirage : au coeur de la médina de Sfax, la drogue du pauvre fait des ravages chez les enfants des rues. Un problème de santé publique négligé. Un adolescent raconte le quotidien de ces très jeunes toxicomanes.
Dans le port de Sfax, des passants se promènent sur la Corniche, un belvédère pavé de rose. Ils ne se doutent pas que les enfants des rues ont fait du quartier leur repaire. Juste en face, sous un pont, Mohamed Amine, 15 ans, en survêtement rouge et des baskets usées aux pieds, joue les guides : « C’est ici qu’on vient pour prendre de la colle. Un peu plus loin, ce sont les adultes qui boivent de l’alcool. »
Une bouteille de diluant par jour
Ici, à la Corniche, une dizaine d’enfants se réunit pour profiter de leur butin chèrement acquis : diluant, colle à bois, acétone, cirage parfois. Si Mohamed Amine connaît bien les lieux, c’est parce qu’il a fait partie de ces enfants accros à la colle : « J’ai commencé à me droguer à huit ans, avec de la colle, puis du diluant. Mais j’ai arrêté il y a un mois. » Quand on lui demande pourquoi, il mime un essoufflement : « J’ai des maux de tête, mal au thorax et à la gorge, je suis essoufflé parfois. » Les solvants, comme la colle ou l’acétone, attaquent directement les cellules du cerveau et causent des dégâts irréversibles dans les voies respiratoires : bouche, larynx, poumons.

Parmi les détritus, il est facile de trouver des bouteilles de solvants utilisées par les enfants (photos CFJ / S.T.)
En marchant, le jeune garçon explique toutes les combines utilisées par les jeunes pour mieux se défoncer : « On achète les solvants, la bouteille d’un litre coûte entre 2 et 4 dinars (entre 1 et 2 euros). » Mohamed Amine nous guide au cœur de la vieille ville. Dans une petite rue dérobée, nous tombons sur un amas de déchets. Des restes de semelles de chaussures, des boîtes vides, des bidons de diluant éventrés.
« On prend les restes de bouteilles ici, on met un mouchoir dedans et on sniffe »
« On prend les restes de bouteilles ici, on met un mouchoir dedans et on sniffe », explique le garçon, avec une innocence déconcertante. D’autres déposent un peu de colle ou de diluant dans un sachet plastique, le mettent autour de la bouche et aspirent jusqu’à ce que le solvant jusqu’à la dernière bouffée (voir vidéo de l’article). « Il y a aussi les casse-croûte cirage : on tartine du cirage à chaussures sur du pain et on le mange. Ca leur fait tourner la tête. Mais moi je ne peux pas, ça me fait vomir », raconte-t-il en riant.
Dans ce même port, nous rencontrons Wissem, 15 ans, casquette à l’américaine vissée sur la tête, lunettes de marque. Comme d’autres, il n’aime pas parler de son addiction. « Avant, je sniffais, mais plus maintenant. J’ai commencé à 13 ans. Pourquoi je faisais ça ? La colle, ça fait planer. » Il se fournissait dans une quincaillerie, près du marché de poisson. Le prix du paradis : 2,200 dinars (1,10 euro) pour un litre de came, qui durait deux jours. « Je ressentais quelque chose d’anormal dans ma tête, ça durait une demi-heure, puis je recommençais », se souvient le jeune garçon. L’argent qu’il gagnait en vendant des légumes servait à le fournir en colle. Et l’école ? « J’ai arrêté après la quatrième année d’école primaire. »
Un phénomène qui s’étend aux collèges et aux lycées
« La plupart des enfants qui se droguent ont des problèmes sociaux et familiaux », observe Anis, sociologue de l’association Atupret, qui aide des toxicomanes à sortir de leur dépendance. « Quand ils sont sous l’emprise de la colle, ils deviennent inconscients et font n’importe quoi : monter sur le toit de la mosquée, cambrioler ou voler », continue le responsable. Créée en 1995, avec une trentaine de membres, l’association Atupret essaie de sauver ces enfants de la drogue. Chaque année, l’été, ils emmènent une vingtaine de jeunes accros dans leur centre, à quinze minutes de Sfax. Leur but : les désintoxiquer. D’abord les sevrer, parfois par traitement thérapeutique, puis leur apprendre à parler de leur consommation de drogue et, enfin, tenter de construire un projet professionnel. Le tout ponctué de matches de foot et d’activités culturelles, pour changer leur quotidien : « On essaie de leur rendre l’enfance qu’ils n’ont pas eu », lâche Anis. « Ce sont surtout des garçons qui sont touchés, ils sont déscolarisés la plupart du temps. Mais on commence à voir un phénomène inquiétant : même dans les collèges, des élèves sniffent de la colle. On en a trouvé cinq le mois dernier à Sfax », s’alarme Anis.
La polémique sur les enfants accros aux solvants a connu un rebondissement en 2010. Sur la toile, cette vidéo dont l’origine n’est pas connue, montrant ces jeunes shootés à la colle, a fait le tour du Web et des médias. Mais, malgré l’urgence sanitaire, le sujet reste encore confidentiel. « Quand j’ai créé le centre, il y a 15 ans, c’était un sujet tabou, les gens pensaient que j’inventais quand je parlais des toxicomanes de Tunisie. Même les journalistes ne voulaient pas parler de ce sujet avec moi », se souvient le Professeur Zahaf, qui préside l’association Atupret. « Mais aujourd’hui, même devant les collèges, il y en a qui sniffent de la colle et du diluant. On imagine qu’il y a 100 000 enfants touchés par la drogue en Tunisie. On connaît même un jeune devenu handicapé à cause du diluant. Les effets chimiques détruisent les cellules du cerveau, c’est irréversible. C’est un problème de santé publique négligé. » Son principal grief : la législation ne sanctionne pas la consommation de colle et rien n’interdit aux enfants d’en acheter dans les magasins. Mohamed Amine confirme : « A la quincaillerie, parfois on me demandait mon âge et si j’allais sniffer, mais on me vendait toujours la colle. Et des fois je mentais, en disant que je travaillais avec un peintre. »
Des symptômes qui peuvent alerter
Pour remédier à ce problème, associations, médecins et ministère commencent à se mobiliser. L’an dernier, une grande journée a été organisée à Sfax avec l’Unicef et Atupret pour mettre le sujet sur la table. « Notre but est de renforcer le travail de groupe, lancer des procédures quand on détecte un enfant drogué, explique Héla Shkiri, de l’Unicef Tunisie. Car il y a des symptômes chez l’enfant qui ne trompent pas et qui peuvent nous alerter : gerçures, rougissement, endormissement. Nous essayons de former et de mobiliser tous les secteurs de l’enfance : directeur d’école, professeur, travailleurs sociaux, etc. » Les associations essaient aussi de traiter le mal à la racine, en renouant le contact entre les enfants des rues et leur famille.
Retour dans le port de Sfax. Mohamed Amine traîne souvent à la Corniche, où il essaie d’attraper des poissons, qu’il pêche et revend pour 2 dinars (1 euro) par jour. Depuis qu’il a arrêté la colle, il vivote sans l’aide de ses parents. Fils d’une prostituée, il n’a jamais connu son père. Recueilli par un couple de vieillards, il ne les voit pas souvent. Le reste du temps, il vit dans la rue. Notre jeune guide, à l’aise, slalome dans les artères de Sfax jusqu’au centre-ville, juste à côté de la grande mosquée. « C’est ici que je dors », lance-t-il, en pointant du doigt un petit fourré. Quelques planches de bois en guise de sommier, un carton pour matelas. Ce soir encore, Mohamed Amine dormira dehors. Quand on lui demande s’il n’a pas peur, il répond dans un sourire : « Je n’ai peur de rien, je ne crains que Dieu. »
Estelle FAURE et Swanny THIEBAUT, à Sfax